AU PAYS TCHADIEN
LE territoire du Tchad, dont le Colonel Leclerc prend le commandement le 2 décembre
1940, s'étend du Nord au Sud sur une longueur d'environ 2.000 kilomètres. Il
offre des aspects qui se rattachent à deux types géologiques distincts : sable et roc - eau et steppe. La séparation entre eux se trouve dans la région de Fort-Lamy-Moussoro. Elle n'est pas brutale. Il semble y avoir eu longtemps une sorte de lutte et des îlots du type vaincu se retrouvent comme des noyaux au milieu du type vainqueur. Les épineux semblent maîtres du sol à des kilomètres au Sud du lac Tchad... pourtant autour de Fort-Lamy des îlots d'arbres donnent à certains lieux un aspect équatorial. Et c'est ensuite, plus au Nord, la lutte entre l'épineux et le désert.
Au Nord c'est le Tibesti, énorme bastion de quatre cents à six cents kilomètres de côté. Son occupation par la France date de plus de trente ans. Elle s'est faite presque sans effusion de sang et, depuis notre arrivée, le calme n'a jamais cessé de régner dans ces pays jadis dévastés par les rezzous. Rien de comparable entre notre occupation du Tibesti et l'occupation italienne des pays qui lui font face. La nôtre, ferme et définitive dès les premiers jours, l'autre, imposée par le sang de l'indigène largement répandu, marquée de reculs et jamais acceptée.
Ce Tibesti, c'est le cœur même de l'Afrique. " Aucune région, dans toute l'Afrique, n'est plus difficile d'accès, aucune ne semble devoir être plus hostile à l'occupation européenne. " (Gautier).
Pour les soldats du Tchad, le Tibesti est le Massif Central des Gaulois en face de la conquête romaine ; c'est le château fort des temps moyenâgeux abaissant ses ponts-levis pour les sorties victorieuses ; c'est la place forte toujours orgueilleusement dressée face à l'ennemi : Bitche et Belfort en 1870, Verdun en 1914-1918.
Nul autre lieu ne vécut l'énergie de la France Combattante avec une violence plus intense que ces bases de guerre, Ounianga, Zouar, Faya : sans cesse y afflue un sang nouveau. De là partent toutes nos colonnes. Là rentrent les vainqueurs entre deux victoires.
Son aspect ? " Un monde lunaire de roches nues qui domine le Sahara entier ". Aucun lieu de l'Empire ne reflète, de plus saisissante façon, la volonté de la France de se maintenir grande et forte dans le monde.
Le Général Leclerc aime tout de suite le Tibesti. Il aime surtout Largeau (Faya) et Zouar. Son temps se partage entre Fort-Lamy et ces deux bases, véritables places d'armes vibrantes de jeunesse.
À Largeau, quand son avion apparaît, toute la garnison vibre. À travers la palmeraie, ce n'est qu'un cri du chef au tirailleur " Le Colonel arrive ". Penché sur la vitre de l'avion, je l'ai souvent vu scrutant la masse des rochers... Parfois il était possible d'entrevoir quelques mouflons en fuite... Il aimait dans le désert identifier nos colonnes en marche... À l'atterrissage à Uig-el-Kébir un jour, il me dit : " J'ai vu Delange... J'ai reconnu ses véhicules. Ils seront là dans deux ou trois jours... Delange marche vite ".
Laissant le Tibesti, vers le Sud, voici l'immensité du désert, coupée en un point d'étape, Koro-Toro, citadelle saharienne. C'est le pays du " Baroud du Sable "... À l'arrivée à Fort-Lamy ou à Zouar, les chauffeurs s'interrogent : " Combien d'ensablement ? " Chaque équipage emporte des plaques de tôle, découpées dans des fûts d'essence : aux endroits difficiles, ces plaques sont jetées sur le sol ; au fur et à mesure du passage du véhicule, elles sont retirées et rejetées plus en avant. Les indigènes sont habitués à cette gymnastique éreintante. Le commandement " Tôles ! " indique tout un ensemble d'efforts : sauts 'en bas des camions, arrachement des tôles placées sur les côtés du véhicule, course folle le long du camion en jetant les tôles sous les roues. Quelquefois ce sont de longues heures de désensablement à dépenser sur place. Il faut ensuite recharger les tôles sur les véhicules. Si le camion a fait un bond assez long, elles sont portées à dos d'homme, en pleine chaleur, pendant des centaines de mètres.
L'aviateur qui, venu du Tibesti, a traversé le désert, entrevoit tout à coup vers le Sud... le scintillement de l'eau. À ses pieds le sol s'est rayé depuis quelque temps déjà de lignes rougeâtres... les pistes. Voici des villages, huttes rondes rassemblées dans les clairières ou sur des éperons, des troupeaux en fuite, une large mare que survolent des oiseaux... et là, tout près... le fleuve, le confluent du Logone et du Chari, Fort-Lamy ! Je ramène un jour du Nord un caporal Sara grièvement blessé. Il a froid, nous l'avons recouvert de nos capotes et il semble inerte depuis notre départ de Zouar. Lorsque j'entrevois le fleuve, je frappe sur son épaule et lui dit : " Regarde, le fleuve. " Il se soulève, aperçoit le scintillement de l'eau et je vois sur ses traits une très grande joie. Au retour de la campagne d'rythrée, il est émouvant de voir à Fort-Lamy les tirailleurs Saras des-cendre vers le Chari, s'approcher de l'eau, y plonger leurs mains et pousser de grands cris joyeux. Le fleuve est une sorte de divinité. Sur le territoire de la tribu il appartient à la tribu et souvent porte son nom. Comme il y a une mystique du désert, il y a une mystique des pays Bas-Tchadiens. Leclerc la ressentait profondément.
Ces pays d'eau, de plaines herbues et d'épineux, il les aime et veut qu'on lui en parle. J'évoque pour lui quelques souvenirs de navigation sur le Chari...
... En suivant les méandres du fleuve, nous cherchons les fonds favorables pour l'emploi de nos perches. Sont-ils trop mous ? Nous voici ensablés. Sont-ils trop profonds ? Nous voilà sans forces, entraînés par les courants.
On devine, on entrevoit longtemps toutes choses avant de les voir enfin, puis elles
disparaissent peu à peu comme elles sont venues. Nous nous sentons un simple élément
de cette immense nature africaine presque partout vide de l'homme et de son influence.
Nos pagayeurs viennent des villages qui bordent le Chari, ces villages dont la nature, en dressant des falaises plus hautes que le niveau des inondations, a fixé la place pour des siècles. Le tragique mois de juin que les Saras-M'Baye appellent Gougone parce qu'apparaît alors la mouche "Gougone ", a été pour eux un mois comme les autres. Tout est simple. Pourquoi y aurait-il un mot pour désigner juin et un mot pour désigner la mouche " Gougone " ? Pourquoi serait-il nécessaire de classer les jours par semaine comme le font les blancs ? Hier, avant-hier, autrefois, ne suffisent-ils pas amplement pour parler du passé ?
- Oui, opine Leclerc.
... Le fleuve chaque jour monte, réduisant nos plages d'escale.
Les herbes des rives, foulées hier aux pieds, deviennent géantes et enferment ceux qui s'y engagent comme l'arbre dans sa futaie. Des bras d'eau, des buissons épineux barrent partout la route à ceux qui persistent à vouloir chasser.
Les antilopes gavées se déplacent plus lourdement : c'est l'époque où elles attendent leurs petits. Des araignées de velours rouge apparaissent après chaque pluie, comme si elles venaient, elles aussi, des nuages.
La saison des tornades est apparue, sur le fleuve, chaque jour, l'effort devient plus dur.
Notre passage au long des berges est rendu difficile par des enchevêtrements d'arbres. Ils ont longtemps résisté avant de s'effondrer dans ces eaux qui, chaque jour, dérobaient du sol à leurs racines ; d'autres encore debout, leurs racines déjà nues, attendent le même sort. Ainsi meurent les grands arbres un soir de crue... ainsi meurent les grands peuples un soir d'invasion, quand tout ce qui fait la force des arbres - terre sertie dans les racines - quand tout ce qui fait la force des peuples - moral, tradition, famille - s'en est allé...
" Les arbres, dit Leclerc, ne se relèvent pas. Les peuples, eux, se relèvent, plus beaux au lendemain des désastres, s'ils n'ont pas perdu la volonté de vivre et de combattre,"
Le fleuve dans sa poésie primitive est pour nous un précieux allié de guerre... des radeaux descendent par milliers des fûts d'essence, ... des baleinières, des bateaux transportent hommes, matériel et munitions. Le Général, quand il est à Fort-Lamy, marche parfois le soir le long du fleuve. Il assiste à l'arrivée des convois et s'intéresse à la vie intense des débarquements. Sur la plage couverte des débris de radeaux, les tirailleurs discutent de baleinières échouées, de tornades, d'hippopotames surgis au milieu des embarcations. Tout au long des deux mille kilomètres du Tchad en guerre, les hommes sont d'aspects très différents.
Archambault est le centre des Saras, hommes magnifiques à stature de géants.
Ils servent fidèlement la France et lui ont donné leurs vies dans les batailles d'Europe, du Riff, de Syrie, dans le dur effort des chantiers du " Congo-Océan ", dans l'édification des villes et dans la construction des routes de pacification. Leclerc les connaît déjà. Ils ont été ses premiers fidèles, à son débarquement de Douala.
Moussoro, le Kanem sont le pays des Kanembous, Krea... races diverses de taille moyenne à la peau déjà claire. Ces hommes sont du type de ceux que Leclerc a commandés dans le Sud du Maroc, gang bouillant, batailleurs et souvent pillards.
Montons plus haut encore : Voici les habitants du " Tou " du Rocher, les Toubbons, race toute de finesse, d'une vigueur, d'une endurance, d'une sobriété extrêmes. Sont-ils venus d'Égypte comme l'indique le Tarikh el Khamis ? Quel contraste entre leur pays et la Vallée du Nil ! Leur langue étrange se rapproche de l'égyptien ancien et du copte. Ce sont eux qui servent d'escorte au nouveau commandant du Tchad quand, à Zouar, il va, grimpant de piton à piton, vérifier l'organisation défensive de la hase.
Dès son arrivée à Fort-Lamy, la simplicité du Colonel Leclerc frappe les Tchadiens. Simplicité de " Gentilhomme-farmer ", allant par les groupes, s'arrêtant, questionnant. Il a déjà sa canne. Nous apprenons à le connaître dans les réceptions de la maison de Commandement. Doudou, son ordonnance, vous dirige vers la cour, le Colonel apparaît. Son accueil très simple vous met de suite à l'aise. À l'arrivée d'une longue étape, parfois les questions de service se traitent dans l'ombre de la vérandah ou à la lumière d'une lampe-tempête. Il veut des détails précis, chaque affaire prise successivement avec le temps voulu. Allez-vous trop vite, il vous arrête posément : " Attendez... tout à l'heure. " Les soirées se terminent tôt. Chacun sait que le travail du matin l'exige : " Ingold, je vous ai fait monter un lit de camp, vous resterez à la maison, vous m'accompagnerez demain. Voyez Guillebon avant de repartir. ". C'est par simplicité encore qu'il a pris en 1940 son nom de Leclerc, l'un des plus répandus dans la région de Belloy.
La soumission au devoir est un autre des grands mobiles qui conduisent sa vie. C'est par devoir qu'il a demandé, quelques mois après son mariage, à servir au Maroc. C'est par devoir qu'il a profité d'un congé pour aller se battre vers l'anti-Atlas, c'est par devoir qu'en 1940 il s'est évadé, a gagné l'Espagne, l'Angleterre, l'Afrique équatoriale.
Cette soumission au devoir qui, chez lui, atteint un si haut degré, il la veut aussi autour de lui, chez les autres. Un soir de décembre 1941, à Fort-Lamy, nous sommes réunis autour de la tombe d'un jeune Lieutenant évadé de France, la Patellière, enlevé après quelques semaines de maladie. Le cimetière des Anciens où repose le Commandant Lamy... Un mur bas sépare à peine les tombes du mouvement de la vie indigène : caravanes qui s'arrêtent un instant, enfants penchés sur le mur d'enceinte, commerçants sur le pas de leurs cases... Leclerc dit quelques mots et je retiens : " La Patellière était un excellent officier, il savait ce qu'est le devoir, quand je lui donnais un ordre, je savais qu'il serait exécuté, complètement exécuté. "
Mais Leclerc ne rend pas seulement hommage au devoir héroïque qui conduit si souvent à la mort, il sait aussi reconnaître sa grandeur à l'humble devoir des arrières, le devoir sans gloire... À Fort-Archambault, il dit au Capitaine £tienne, attaché à l'une des plus lourdes tâches du pays : " Étienne, c'est grâce à des hommes comme vous que nous gagnerons la guerre. "
Cette soumission au devoir se révèle dans ce " il faut " Si fréquent dans son vocabulaire... Dans la nuit de Douala, il dit " Il faut que tout soit fini avant le jour ". Au délégué Saller il écrit : " il faut... Il me faut des camions ". Au Capitaine Dronne, le secouant par le bras, il crie devant Paris : " Passez par où vous voudrez : il faut entrer. "
Le désintéressement et la modestie sont aussi ses qualités. Ceux qui le questionnent sur Koufra ne reçoivent qu'une petite réponse sur un ton narquois : " Je suis monté sur un camion et je suis entré, c'est tout ". L'annonce de sa promotion de Général le trouble. Doit-il vraiment porter ses étoiles ? C'est un ordre. Sa solde nouvelle établie, il la verse aux œuvres du régiment. La troupe le sait, elle médite, secrètement admire.
Source :
http://beaucoudray.free.fr/leclerc2.htm