recueillis sur le net :
de René Minéry issue de son recueil publié en 1985 :
Durant les premiers mois de la drôle de guerre en 1939, un soldat entra dans la grange de la famille Emile Baeumlin à Waldighoffen, sac au dos et l’arme à la main.
- « C’est ici le cantonnement de la deuxième section ? »
- « Oui » répondit sans se retourner le caporal-chef qui fouillait dans son paquetage.
- « Je suis affecté chez vous. Soldat Abel Clément ».
Le caporal, un petit de l’active, se retourna curieusement pour voir la tête du bleu.
La recrue qu’on lui envoyait avait certainement franchi le cap de la soixantaine. Sa forte moustache blanche, son visage ridé, sa taille alourdie, tout dénonçait son âge.
- « Tu…Vous êtes réserviste ? » bafouilla le chef de l’escouade avant de se ressaisir. Puis comprenant l’énormité de sa question se reprit. « Enfin, je veux dire, vous êtes appelé ? »
- « Non, engagé pour la durée de la guerre ». Et le vieux soldat commença à se déséquiper.
- « Mettez-vous dans le fond, vous aurez moins froid; les nuits sont déjà fraîches vous savez. »
- « J’en ai (mot interdit de MUNCH)nu pires » dit l’arrivant qui étala sa toile de tante sur la paille, posa au pied de sa literie sa couverture pliée et suspendit sa musette à un clou.
Il proposa aux gars qui partageaient la grange avec lui et l’avaient observé, de leur payer un coup pour son arrivée.
- « A votre santé ! »
- « A la victoire ! » répondit le soldat Clément.
Quelques fins malins essayèrent ensuite de le questionner, mais il répondit que par des mots secs. Il leur parla comme à des enfants. N’aurait-il pas pu être leur grand-père ? Afin de desceller cette amitié ils le baptisèrent " le père Clément ".
Le caporal-chef s’éclipsa discrètement pour rendre compte de cette arrivée à son chef de compagnie. Celui-ci, un lieutenant de 24 ans, pensa qu’un tel engagé valait le dérangement et suivit le caporal jusqu’à la grange.
Fixe, le père Clément était le premier au garde-à-vous.
- « C’est très bien de vous être engagé à votre âge, je suis heureux de vous accueillir à la onzième compagnie…Vous avez sans doute fait la dernière guerre ? »
- « Oui, mon lieutenant »
Cependant, l’officier remarqua avec surprise qu’il ne portait même pas à sa vareuse un simple ruban de croix de guerre.
Sans oser poser de questions discrètes, il s’informa
- «connaissez-vous le nouvel armement ? Le fusil-mitrailleur par exemple ? »
- « De qu’el modèle, mon lieutenant ? 1924? 1924 modifié ? 1924 M-29 pour munition modèle C ? »
Le jeune lieutenant eut soudain l’impression de s’engager sur un terrain glissant et sans insister se dégagea avec un sourire. « Bonne chance, Clément »
- « Merci mon lieutenant ».
Le vieux soldat creusait les tranchées comme ses camarades.
Un jour qu’ils trimaient sur une colline, vint un capitaine aux tempes grises qui ne put cacher sa surprise devant le terrassier chenu.
- « Et bien, mon vieux » fit-il familièrement en lui tapant sur l’épaule « Je me croyait le doyen du régiment, il me semble que vous me damez le pion »
- « pas difficile » répondit le père Clément.
Un jour un camarade de l’escouade, qui s’était rendu chez le "vaguemestre" pour toucher un mandat, revint au triple galop avec ses godillots ferrés.
Il était tellement bouleversé par ce qu’il venait d’apprendre, qu’il en avait oublié de réclamer son argent.
- « Hé ! Les copains ! Savez-vous ce qui arrive ?... Le père Clément… »
- « Et bien dit le vite… qu’est-ce qu’il y a ? »
- « Le père Clément est Général… »
Et oui c’était bien le général de brigade Clément-Grandcourt, combattant illustre de la guerre de 1914-18, gouverneur du djebel Druse au lendemain des soulèvements de Syrie, écrivain réputé, instructeur d’armées étrangères.
Agé de 66 ans et démissionnaire depuis plus de cinq ans, il ne pouvait être réintégré dans son grade et il lui était impossible de s’engager comme simple soldat.
Alors il avait amputé son nom de moitié (Abel Clément-Grandcourt était devenu Abel Clément) et son nouveau livret l’allégeait de onze ans.
Ainsi il avait pu, à la limite d’âge, s’engager pour la durée de la guerre.
Tous firent semblant de ne rien savoir.
- « Cà va t’y, père Clément ? »
- « Ca va mes enfants, merci… ».
Il partit le premier en permission car son âge lui donnait cette priorité.
A la veille du départ. Son colonel était pourtant parvenu à lui faire accepter une petite récompense ; le Général Clément-Grandcourt, breveté d’état-major, ancien gouverneur du djebel Druse, Grand-officier de la Légion d’Honneur fut nommé soldat de première classe.