Un peloton original et peu connu : Le peloton de jeeps blindées du 9ème escadron du 1er REC (Laos - mai-novembre 1953) En avril 1953, la crainte d'une invasion du Laos par le Viêt-minh amena le Commandement à renforcer les troupes de ce territoire; il fut alors créé un escadron de marche du 1er REC, qui prit le nom de 9ème escadron [1] A cet effet, les 4ème escadron de Quang Tri et 5ème escadron de Dong Hoi expédièrent chacun, fin avril 1953, un de leurs pelotons d'automitrailleuses; ces deux pelotons rejoignirent le Laos par la RC 9, qui relie la côte d'Annam (à Dong Ha) au Mékong (à Savanakhet), au milieu de l'Indochine. Ils gagnèrent rapidement Paksane et Vientiane, où ils attendirent le restant de l'escadron. Le 9ème escadron, sous le commandement du capitaine ARTHUIS, devait comporter en plus un peloton de commandement et des services, ainsi que deux autres pelotons d'automitrailleuses; faute de matériels en Annam, les personnels furent envoyés par avion à Saigon pour y percevoir ce matériel et rejoindre Vientiane par la RC (plus de 2.000 km). Il fut décidé d'adjoindre à l'escadron un peloton de jeeps blindées, sous le commandement du lieutenant TOURRET, qui venait d'arriver au régiment. Ce peloton comptait douze jeeps avec un équipage de trois hommes, plus trois hommes sur le Dodge 4x4 de dépannage et quatre sur le 4x4 radio, ce qui représentait donc un total de quarante-trois légionnaires. A l'exception du lieutenant et de son ordonnance, qui venaient du REC, les autres étant de toutes les paroisses : les conducteurs avaient été prélevés dans des unités du Matériel, du Génie et du Train Légion, et conduisaient jusqu'à ce jour des camions-bennes, GMC, bulldozers et autres engins lourds. Ce n'était pas triste car ils ne savaient guère conduire qu'accélérateur au plancher, même si c'étaient des virtuoses du changement de vitesses ; du coup, les séances de rodage des véhicules avaient été un vrai rodéo. Les gradés provenaient d'unités d'infanterie et les mitrailleurs arrière de n'importe où. Mais c'étaient tous "des Gars de la Légion", durs au boulot et disciplinés ; ils apprendraient vite, si on en avait le temps. Le pare-brise en verre des jeeps avait été remplacé par une plaque de blindage verticale qui montait jusqu'à la hauteur des yeux et pesait un âne mort. Devant le chef de bord, le blindage laissait place à un bouclier monté sur pivot avec une mitrailleuse Reibel [2] ; à l'arrière, un fusil-mitrailleur était lui aussi sur un pivot orientable. Ajoutez-y, la radio, l'armement individuel, les munitions collectives, le paquetage réduit dans un sac à dos, les vivres, un tapis caoutchouté anti-mines en prime… Le résultat était que les lames de ressort étaient déjà à l'envers avant même que les trois membres d'équipage soient monté à bord ! Une fois le matériel perçu le 30 avril (Camerone !), le 1er mai (férié) et les 2 et 3 mai (un samedi et un dimanche) – l'escadron partit donc par la route en vagues successives, avec des matériels en cours de rodage… La mousson venait d'arriver, en avance sur les prévisions, et la RC 13 n'était plus qu'un bourbier au centre du Laos. Trop lourd et trop bas sur pattes, le peloton de jeeps ne put franchir l'obstacle et fut acheminé alors sur Vientiane par voie fluviale, d'une manière aussi pittoresque qu'inconfortable. L'escadron rejoignit un peu plus tard, ayant réussi finalement à forcer le passage dans la région nord de Thakhet, à grands renforts de câbles de remorquage, de treuillages, de platelages de rondins et arbustes mis sous les roues pour franchir des zones marécageuses ; du grand sport. Assez vite, l'escadron (scindé en deux entre Vientiane et Paksane – 150 km à l'Est) redescendit sur Savanakhet pour participer au camp retranché de SENO [3] , et le PJB (peloton de jeeps blindées) se retrouva seul à Vientiane, à 500 km de son capitaine et 800 de son chef de corps. L'escorte des convois militaires représentait la moitié de ses missions et consistait à encadrer avec deux, quatre ou six Jeeps un ensemble de dix à trente camions ; la garde statique du terrain d'aviation de Vientiane prenait, elle, une patrouille de deux Jeeps (avec armement complet) quand il n'y avait pas de mission requérant la totalité du peloton. Pour le reste, on avait dit au lieutenant qu'il était libre de faire ce qu'il voulait, c'est à dire l'entretien du matériel, l'instruction de son personnel, la maraude en chasse libre, et les reconnaissances d'itinéraire. Il ne s'en privait pas ! De Viêts, point… Rien n'est parfait ! En novembre 1953, le Viêt-minh ne s'étant pas manifesté, et le besoin de Légionaires ailleurs aidant, le PJB fut dissous, ses personnels envoyés renforcer le II/2 REI à la Plaine des Jarres, et le lieutenant TOURRET retourna au 1er REC prendre le commandement d'un peloton de vedettes blindées à Dong Ha, en Centre Annam [4] . Lieutenant-colonel Hubert TOURRET [5]
* * * extraits du livre "RIZIÈRE ET RIVIÈRE"
1. En route pour Vientiane, quelque part sur la RC 13 Après être partis à six heures du matin, ils avaient fait péniblement trente kilomètres après un semblant de déjeuner de conserves, dont vingt-cinq en une heure. Le terrain spongieux, les arbustes qui avaient poussé au milieu de ce que des gens pas au courant appelaient "la RC 13", les fondrières des cinglés qui les avaient précédés, camions chinois ou GMC... tout ça faisait que c'était le rêve d'un cheminot fou qui s'amuse dans une gare de triage. A chaque instant, une dizaine de traces serpentaient dans la forêt-clairière, s'enchevêtrant comme si ceux qui s'étaient décidés pour la gauche avaient brusquement changé d'idée au moment où ceux de droite avaient pensé le contraire. Ils avaient en outre traversé deux ou trois ruisseaux sans ponts avec plus de cinquante centimètres d'eau au milieu des marécages, et un autre de près de soixante-dix, obligés de démonter cette dernière fois les courroies de ventilateurs. Le pompon avait été cette Jeep qui avait disparu aux quatre-cinquièmes sans crier gare dans un grand trou au milieu d'une zone inondée. Il pleuvait à verse depuis le départ. Une pluie de mousson qui noyait tout sous un mur de flotte, coulant en grosses rigoles dans le cou des légionnaires et collant les treillis à la peau ; on avait depuis longtemps renoncé aux ponchos caoutchoutés qui ne servaient strictement plus à rien. Comme, de plus, il n'y avait pas de capotes sur les Jeeps, rien ne protégeait les hommes ; la moitié s'était mis torse nu, préférant tant qu'à faire ne pas sentir le poids et le froid des habits mouillés. Crottés comme des barbets, les légionnaires pestaient dans toutes les langues, à un tel point que Derval n'arrivait plus à assimiler une pareille avalanche de jurons. Les Jeeps patinaient en crabe dans la gadoue en creusant des ornières toujours plus importantes, avec de grandes gerbes de boue liquide à l'arrière qui transformaient les malheureux qui poussaient à la roue en léopards, puis en vivantes statues de boue. Plusieurs fois, les engins s'empalèrent sur des souches camouflées dans l'herbe haute, avec de grands chocs, et l'on dût les soulever à la main pour les dégager à grand peine. Les pots d'échappement fumaient, les matériels dansaient la gigue sur les planchers et les conducteurs avaient du mal à tenir leur volant qui glissait entre leurs mains grasses. 2. Terrain et missions à Vientiane Le secteur à contrôler était gigantesque. Il y avait tout d'abord la R.C. 13, à peu près en bon état, sur cent vingt kilomètres vers le nord jusqu'à Ban Hin Heup, au tiers de la distance entre Vientiane et Luang Prabang. Après, terminus! Il n'y avait plus de ponts ni de route... C'était dans l'ensemble une zone pittoresque assez plate de rizières avec de nombreux villages et pratiquement pas de ponts importants. Ensuite, on trouvait la R.C.13 vers l'est sur deux cent cinquante kilomètres, traversant souvent un paysage de forêts touffues avec des clairières habitées et menant à Paksane et un plus loin jusqu'au confluent de la Nam Ca Dinh ; on y trouvait plusieurs grosses rivières qu'il fallait traverser en bac, en doublant sans vergogne l'interminable file de camions civils bringuebalants et surchargés. On avait enfin quelques routes secondaires en très mauvais état qui s'essoufflaient à remonter vers le nord-est, et d'innombrables pistes impraticables après quelques kilomètres (centaines de mètres le plus souvent), et où on laissait souvent les pots d'échappement empalés sur une souche... La raison en était simple : les Laotiens, se déplaçant en charrette tractée par une paire de bœufs ou de buffles (jamais un seul), créaient une piste en coupant les arbres qui gênaient au centre à vingt centimètres du sol. Les Jeeps étant obligées de suivre les ornières, les souches camouflées dans l'herbe haute qui épargnaient les essieux ou les lames-maîtresses des ressorts ne rataient pas les pots d'échappement ; le peloton faisait souvent ainsi le bruit d'une escadrille de chasse décollant à pleine puissance. L'escorte des convois militaires représentait la moitié des missions et consistait à encadrer avec deux, quatre ou six Jeeps un ensemble de dix à trente camions ; la garde statique du terrain d'aviation de Vientiane prenait, elle, une patrouille de deux Jeeps (avec armement complet) quand il n'y avait pas de mission requérant la totalité du peloton. Pour le reste, on avait dit au lieutenant qu'il était libre de faire ce qu'il voulait, c'est à dire l'entretien du matériel, l'instruction de son personnel, la maraude en chasse libre, et les reconnaissances d'itinéraire. Il ne s'en privait pas ! Pour préparer ces reconnaissances, le lieutenant faisait souvent des balades en avion avec ses copains du GCMA[6], aidant à l'occasion à larguer des conteneurs sur les maquis ; au retour, il tarabustait les équipages pour faire des crochets au-dessus de sa zone de chasse, histoire de trouver des pistes partant le long de la route ou de confirmer ses intuitions sur le terrain ; devant le peu de missions de guerre qu'on lui confiait, il s'était en effet proposé pour faire la carte du coin à partir des photos aériennes que possédait le 3ème Bureau de Vientiane, où sévissait un autre lieutenant, qui partageait son bungalow : "au moins, qu'on se rende utile en attendant le jour où ça crachera"... Il avait été effaré en arrivant quand on lui avait donné les cartes d'état-major de sa zone : - Mais c'est pas vrai... On se croirait revenu au temps de la conquête du Maroc et du Sahara. Vous vous foutez du monde, ou quoi ? Regarde... Une bande renseignée de quinze cents mètres de part et d'autre de la R.C. 13 et du Mékong, et c'est tout ; le reste en blanc ! Et quand je dis "renseignée", je suis aimable ! Qu'est-ce qu'on attend pour prospecter tout ça ? Le poste de Houa Xieng que je dois ravitailler chaque semaine est en plein milieu d'une zone blanche. C'est fou ! Il est vrai qu'on n'a pas d'artillerie, et encore heureux, car on serait incapable de la faire tirer proprement. - Tu peux toujours travailler pour commencer à la boussole et au compteur kilométrique. Tout ce que tu pourras noter sera le bienvenu ; je te passe un jeu de photos aériennes et tu marques dessus tout ce que tu peux avec l'aide de ton interprète... Comme ça, tu prendras ton mal en patience sans nous casser les pieds en attendant les plaies et bosses dont tu rêves. - Même pas sûr de rêver de plaies et bosses. Dans cette jungle, si j'ai un accrochage, on a une chance sur deux d'y rester et de ravitailler les Viêts en armement. Actuellement, on se fait seulement bouffer par les moustiques, les sangsues et les fourmis. Je ne t'ai pas raconté la dernière ? Hier, on passe dans un fourré de bambous et on accroche avec l'antenne un nid aérien de fourmis rouges, les toutes petites, celles qui ont un appétit d'anthropophage... On a ramassé quelques milliers de ces bestioles dans la Jeep et sur nous, et on a taillé vite fait avant de se faire dévorer ; on a dû se mettre à poil pour se débarrasser de ces saletés qui nous bouffaient vivants et attendre qu'elles disparaissent avant de pouvoir remonter.
- Les Viêts, c'est pas pire, alors ! - Probable... OK, on fait ta carte, ça nous donnera une occupation en attendant que les Viêts débarquent.
3. Raids et reconnaissances à pied (lettre à la famille) "De temps à autre, on fait un raid à pied en pleine jungle pour s'entretenir... à la boussole, bien sûr, car je ne possède qu'une vague carte au 1/400.000e pour tout document, sur laquelle sont marqués en pointillé de maigres renseignements, qui peuvent peut-être intéresser un avion volant haut, mais en aucune manière un biffin empêtré dans la m..., ne voyant guère plus loin que le bout de son nez, et avançant au mieux à la vitesse moyenne d'un kilomètre/heure, soit 2,5 millimètres de la carte ! La marche au coupe-coupe est très difficile dans un terrain plus qu'accidenté ; on est souvent obligé de revenir sur ses pas devant un à-pic infranchissable, et je ne compte plus le nombre de fois où l'on traverse les torrents pour changer de rive quand ils nous servent d'axe de progression. Ajoutez-y les sangsues qui tombent des arbres et s'infiltrent partout (on ne peut s'en débarrasser qu'en les brûlant avec une cigarette), les fourmis noires géantes ou rouges microscopiques (qui piquent et brûlent comme du feu), les feuilles de l'herbe à éléphant qui coupent comme des rasoirs si on ne se méfie pas, les souches de bambous sur lesquelles on s'esquinte les jambes, vous aurez une petite vue de nos "tourments" !... " Gût Legion... Prima Légione " !... A la fin de la journée, on dort comme des bêtes ! Dans le cadre de ces reconnaissances, une fois, sur l'insistance de l'interprète et pour la plus grande joie d'un village laotien paumé, le peloton est resté passer la nuit sur place et on a assisté à une "Cour d'amour" autour d'un feu ; c'est à voir ! Le clan des garçons débite d'un air convaincu des fadaises plus ou moins improvisées, psalmodiées et mutines au clan des filles assises en face de lui. C'est touchant et assommant à la fois pour quelqu'un qui ne comprend pas un mot de cette espèce de Chanson de Geste ou de Carte du Tendre... L'interprète traduisait vaguement au fur et à mesure et je me suis hâté de prendre quelques notes à toute allure dans l'obscurité, avec des passages en blanc que je me suis fait compléter par la suite ; c'était naïf, et charmant aussi bien sûr ; le Laotien a expliqué que cette Cour d'Amour était en général individuelle en prélude à un mariage, un seul garçon contant alors fleurette à une seule fille sous les sourires et les exclamations de l'assistance, les bravos de son clan et les quolibets de l'autre. La règle du jeu consiste pour le garçon à broder, au gré de son inspiration autour d'un répertoire de métaphores poétiques connu de tous, des sortes de couplets qui empruntent l'essentiel de leurs images à la vie champêtre. A son tour, la jeune fille, assistée, elle, de son "parti féminin" et souvent d'une grand-mère experte en formules poétiques, rétorque sur le même registre, en mettant en doute la sincérité des sentiments du chanteur. Cette joute amoureuse se prolonge souvent fort tard dans la nuit, ce qui n'a aucune importance, car on n'est jamais pressé au Laos !..." Une jeep blindée (version allégée sans Reibel et avec le FM à l'avant) a coincé un pneu dans un pont de fortune. | Jeep blindée avec son armement complet : une mitrailleuse Reibel de 7,5 mm à l'avant, sous bouclier, et un FM 24-29 de chasse à l'arrière. | Revue du 14 juillet 1953 à Vientiane : défilé du peloton de jeeps blindées du 9ème escadron du REC. | Patrouille de jeeps (version allégée sans Reibel et avec le FM à l'avant) dans la verte nature au Laos. | Départ du colonel GUILLARD et arrivée du général Gilles comme cdt des forces du Laos ; le lieutenant-colonel LE HAGRE, en treillis, présente les troupes, dont un groupe de jeeps blindées. Vientiane, juin 1953. (de gauche à droite : légionnaire Méry, brigadier Meyer, légionnaire R. Soucoup, mdl Schliwinski, légionnaire Müller). | Un exemple des travaux à effectuer pour pouvoir passer certains points délicats de la RC 13 en saison des pluies dans la région de Thakhet ; quand il y avait une vingtaine de mètres à aménager dans une zone marécageuse, cela représentait une bonne cinquantaine de baliveaux de 15 cm de diamètre à couper à la hache (chacun fournissant deux rondins). Eté 1953, 9ème escadron. | Autre exemple de la RC 13 en saison des pluies dans la même région. | |
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[1] Initialement, l'escadron ne comportait que des légionnaires européens, trois mois plus tard, un tiers d'entre eux fut remplacé par des légionnaires vietnamiens. [2] Mitrailleuse française de 7,5 mm avec un chargeur latéral circulaire de 150 cartouches appelé poétiquement "camembert". Sur la photo ci-dessus, la Reibel est placée à l'avant dans un bouclier, et on voit un fusil-mitrailleur à l'arrière, sur un pivot. [3] "Sud-Est / Nord-Ouest"... Nom poétique du camp retranché installé au carrefour de la RC 13 et de la RC 9 dans la région de Savanakhet, et ainsi appelé en raison de l'orientation de la piste d'atterrissage du lieu. [4] Voir ce peloton original dans un autre dossier. [5] Le Lieutenant-colonel TOURRET a écrit ses souvenirs de guerre d'Indochine, en jeep ou en vedette, dans un livre "Rizière et Rivière", qui a reçu en 1998 le prix Bossut de l'Arme Blindée. Prix = 20 euros franco de port (147, rue de Silly 92100 BOULOGNE-BILLANCOURT). [6] Groupement des Commandos Mixtes Aéroportés, à base de parachutistes, qui était chargé de créer, instruire et animer des Maquis dans les Pays Montagnards d'Indochine, principalement en vue de procurer les renseignements indispensables au Commandement ; en plus, réseaux "action", ils menaient la vie dure aux éléments viêt-minh qui étaient implantés ou transitaient dans la Haute Région ou sur les plateaux du Centre Indochinois. |