« Les hommes de Daguet ont gagné pratiquement sans victimes, et certains en France ont considéré qu’ils avaient fait une promenade : nous avons été jalousés pour notre succès. Mais c’est injuste, nos hommes ont fourni un travail de préparation intense et épuisant qui nous a permis de réussir parfaitement une manœuvre audacieuse. Le combat réel n’avait rien d’une promenade et aurait pu, sans ce travail préparatoire considérable… et beaucoup de chance, être extrêmement meurtrier ».Il paraît que vous êtes parti en tête, pour l’opération Daguet ?
– J’ai eu la chance d’être le premier parti en Arabie saoudite le 20 septembre 1990, avec Michel Barro, camarade de promotion qui commandait le 1er Spahis ; puis le 2e REI est parti en tête de la division, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1991 ; ensuite je suis entré le premier en territoire irakien, le 22 janvier, deux jours avant le déclenchement officiel de l’engagement terrestre et avec l’accord du général Janvier, pour déployer les deux tiers du régiment, sécuriser la falaise et préparer le déploiement d’une partie de la division. Enfin nous sommes revenus les premiers en France, le 2e REI ayant regagné Toulon le 27 mars et Nîmes le 28. Sans oublier un dernier privilège : j’ai eu la chance d’aller à New-York participer à la Grande Parade alliée le 10 juin 1991, à la tête d’un détachement interarmées de 200 hommes formé de légionnaires, de commandos de l’Air, de commandos Marine et avec la musique de la 4e région aérienne d’Aix les Milles.
A quel moment avez-vous su que vous partiez en Arabie saoudite ?
– Il y avait un buffet des officiers du 2e REI et de leurs familles au mess, organisé à l’occasion de mon anniversaire, le 15 septembre 1990. On vient me prévenir que le président Mitterrand parle à la télévision à midi et demi. Je vais voir, puis je reviens dans la salle à manger et annonce : « désolé, la fête est finie, le régiment part dans trois jours, j’ai besoin de garder les maris avec moi… »
En fait, j’ai autorisé quelques épouses à revenir, pour ravitailler en lait (sic) ceux qui se battaient avec les vapeurs provoquées par la mise en peinture sable des véhicules pendant le week-end. On a donc fait les paquetages, réuni tout le matériel, c’était une gageure de préparer le régiment à partir en trois jours, mais la mobilisation a été instantanée.
J’ai même eu deux déserteurs partis aux Etats-Unis qui se sont débrouillés pour revenir par le premier avion quand ils ont su que le régiment était en alerte chaude, ils ne voulaient surtout pas rater ça. J’étais content de les revoir, je ne comptais déjà plus sur eux. On a fait semblant de rien quand ils sont revenus, c’est l’esprit de la Légion, je leur ai simplement dit : « on règlera ça au retour de mission ». Bien entendu, on n’en a plus parlé après la guerre qu’ils avaient faite avec nous.
Et entre le REC et le 2e REI, comment s’est fait l’amalgame ?
– D’abord il y avait une claire conscience de la complémentarité. En terrain difficile, l’AMX 10-RC est un peu aveugle lorsqu’il roule toutes ouvertures fermées. Il a besoin du VAB et du fantassin pour l’éclairer. Dans les dunes, le cavalier appuie, le fantassin avance. C’est comme ça qu’avec Hubert Ivanoff on a jumelé nos compagnies et nos escadrons, y compris l’escadron du RICM qui m’était rattaché, pour constituer des groupes mixtes manœuvrant à la perfection.
Vous avez formé un groupement tactique interarmes mais alors, qui commandait ?
– On a formé un groupement tactique avec le 1er REC, le 2e REI, la compagnie du 6e Régiment étranger de Génie, mais sans dire : le chef c’est lui. Avec Hubert Ivanoff on a formé un « heureux tandem », on commandait ensemble. Et ça marchait parce qu’on était obligé de s’entendre, on avait envie de réussir, on n’avait pas le droit à l’erreur.
Un tandem, ce n’est pas vraiment ce qu’on apprend à l’Ecole de guerre…
– Non, mais on n’apprend pas tout à l’école de guerre, et il reste encore de la place pour l’imagination. Quand on a attaqué l’aérodrome militaire d’As-Salman, nos deux VAB de commandement étaient accolés, on avait mis au milieu une carte commune, moi je veillais particulièrement à la manœuvre des appuis de mortier et faisais très attention à suivre la position des engins afin que les coups tombent juste devant eux. Mais il n’y avait pas un chef unique, c’était un commandement bicéphale.
C’est la conscience de la menace chimique qui vous poussait ?
– Nous savions que nous avions face à nous la 45e DI irakienne, spécialisée dans le combat à l’arme chimique et qui s’était illustrée dans cette spécialité sur le front iranien, lors de combats particulièrement meurtriers. Cette division avait les équipements et l’entraînement pour se battre en ambiance chimique, c’était suffisamment concret pour nous comme menace. Nous la vivions avec une angoisse permanente et, pour combattre cette angoisse, l’entraînement était utile car il donnait confiance aux hommes, qui se sentaient prêts à réagir dans la seconde, forts de leurs équipements et de leur entraînement
Je me souviens d’avoir visité les installations médicales à Riyad et à Yanbu, c’était impressionnant de voir ce qui avait été prévu pour les blessés par arme chimique…
– On s’attendait vraiment à des pertes importantes, et on s’y était préparés en soutien sanitaire. Pour mon seul régiment, qui comptait 1.550 hommes le 20 février 1991, j’avais pratiquement un médecin par unité élémentaire. J’avais aussi 775 « sacs post-mortem» (sacs destinés à contenir les cadavres) au moment de l’attaque, le 24 février. Le commandement avait prévu jusqu’à 50% de pertes, c’est dire que cette menace n’était pas vraiment théorique !
Et comment êtes-vous passés à la phase de la guerre ?
– Le 16 janvier, nous savions que l’ultimatum expirait le lendemain. A 23 heures, le général Mouscardés nous a convoqués pour nous annoncer qu’on quittait nos positions pour gagner une zone de déploiement plus à l’ouest, et qu’on devait partir à l’aube. Il a demandé : « qui veut partir en tête ? » J’ai relevé le défi. J’ai transmis mes ordres et à sept heures le lendemain matin, le régiment faisait mouvement, renforcé par un escadron du 1er régiment de hussards parachutistes et une escadrille d’hélicoptères légers, pour éclairer la progression jusqu’à Rafah, notre nouvelle zone.
Mais je me souviendrai de cette nuit-là : en revenant du PC pour rejoindre le régiment, nous avons vu défiler au-dessus de nous des centaines d’avions, c’était le lancement de l’offensive aérienne, et nous nous arrêtions sans cesse car il y avait des alertes Scud à répétition. En arrivant au camp du REI, tout brûlait, j’ai craint un tir irakien de contre-batterie. En fait c’étaient mes hommes qui brûlaient sur place tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter pour ce départ précipité (et il y avait de quoi faire après deux mois et demi passés sur cette position).
Vous êtes arrivé rapidement à destination ?
– Non, à mi-chemin j’ai reçu l’ordre de me déployer à droite de l’axe, face au nord, pour couvrir la progression du reste de la division contre toute menace irakienne, que nous attendions toujours. Quatre jours plus tard, nous avons rejoint la division qui avait fini de s’installer au nord de Rafah.
usqu’au 24 février il n’y a pas eu d’affrontement avec les Irakiens ?
– Nous avons eu un incident sérieux le 2 février, parfaitement géré par mon chef de bureau opérations, le lieutenant-colonel Michel Germain, alors que nos unités étaient secrètement déployées face à la falaise qui matérialisait la frontière irakienne. Il y avait un escadron du RHP et une section d’infanterie dans le petit fort saoudien qui dominait la frontière. En face, un petit fort symétrique était occupé par l’armée irakienne. Dans la nuit, l’escadron a observé à la caméra Mira (qui permettait de voir à travers la tempête de sable du moment) une section irakienne qui était descendue dans le thalweg entre les deux frontières et remontait vers le fortin saoudien. J’ai demandé un tir d’artillerie de 155 mm sur la position de la section irakienne, qui ne m’a pas été accordé tout de suite car nous étions en discrétion totale et ne voulions pas dévoiler notre dispositif aux Irakiens qui ne nous savaient pas là. Mais le danger était réel et j’ai insisté. Au bout d’une demi-heure les 155 ont tiré et je n’oublierai jamais (et je ne suis pas le seul) le passage de cette volée d’obus au dessus de nos têtes et l’impact quelques secondes après…
Et pour l’offensive du 24, vous étiez encore le premier ?
– Mieux, nous étions partis deux jours avant les troupes de la coalition – maintenant on peut le dire, le général Janvier m’ayant autorisé à faire ce mouvement. J’ai passé la frontière le 22 février à 14 heures avec deux compagnies d’infanterie (capitaines Chavancy et de Reviers), l’escadron de Kersabiec, la compagnie génie du capitaine Rittiman, les mortiers du régiment, des missiles antichar (de la CEA du capitaine Griseri mais aussi de l’escadron AC du capitaine Mintelli), nous avons franchi la falaise et avons pénétré d’une dizaine de km à l’intérieur du territoire irakien, nous déployant en demi-cercle de 5 km de rayon autour du point de franchissement, face à la menace irakienne. Le fort irakien avait été déserté, il n’y avait personne là où nous nous sommes déployés. Mais dès le 23 matin, des soldats irakiens sont venus se rendre à nous.