BEYROUTH : mission de Paix
La 31ème Brigade – juin à septembre 1983,
par le général COULLON
En septembre 1982, le gouvernement libanais entend rétablir la sécurité à Beyrouth, mais renonce à faire appel à une force des Nations unies. Il opte pour une force multinationale, la FMSB (Force multinationale de Sécurité à Beyrouth). Les premiers Français débarquent à Beyrouth le 24 septembre, suivi le 25 des Américains et le 26 des Italiens. Jusqu’au début du mois de mai 1983, les incidents demeurent limités tandis que les contingents français se succèdent (11ème DP, 9ème DIMa, 31ème Brigade), mais la tension reste vive. Fin août la FMSB, devenue une cible, est contrainte de reconsidérer son attitude. Le général d’armée (CR) COULLON, alors à la tête de la 31ème Brigade à BEYROUTH, a bien voulu prendre la plume pour évoquer son engagement en 1983, et les enseignements qu’il en tirait dès cette époque.
Le 1er juin 1983, forte de 2 000 hommes, ma brigade, la 31ème, chausse les bottes du contingent de la 9ème DIMA, commandé par le général Datin. Elle est répartie en 36 postes dans la partie Nord de BEYROUTH. Le contingent italien (2000 h) est déployé en une dizaine de points dans Beyrouth-Sud. Les "Marine" US (2000 h) sont concentrés autour de l’aéroport à courte portée de leurs navires d’appui et de soutien. Un détachement britannique, léger (150 h) mais dynamique et "intelligent", implanté à la sortie de la route de Damas complète le dispositif de ce qu'on dénomme la Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth (FMSB).
En fait, c’est une force inter-étatique et non multinationale. Un mandat unique, mais aucune unité de commandement ou de contrôle opérationnel ; aucun élément de liaison inter-contingent donc pas de coordination du renseignement ni de l’action ; exécution de la mission de manière autonome par chaque force nationale sous le contrôle (relatif) de son ambassadeur (considéré comme le représentant de l’autorité politique nationale). Une réunion "mondaine" hebdomadaire rassemblant, au Palais présidentiel, sous l’autorité du Président de la République, ambassadeurs et commandants de forces ainsi que le commandant de l’armée libanaise, est sensée promouvoir un minimum de coordination du mandat de la FMSB.
La zone de responsabilité dans laquelle la brigade a mandat "d’assurer la sécurité", compte environ 400.000 habitants. Toutes les communautés politico-religieuses (druze, palestinienne, maronite, arménienne, chiite, sunnite, grec-catholique, communiste, etc…), ce cocktail explosif du Moyen-Orient, y sont représentées. Or si une force militaire sait "fabriquer" de la sécurité, elle ne sait pas réconcilier des factions ennemies. A l’Est, le 21ème de Marine, aux ordres du colonel Desmerger, arme 15 postes à cheval sur la ligne "verte". Depuis 1975, cette ligne cristallise les affrontements entre milices chrétiennes et milices islamo-progressistes. A l’Ouest, en zone chiite, druze et palestinienne, le 2ème Etranger du colonel Lajudie, en compte 16. Le 1er Etranger de cavalerie du colonel de La Presle, avec ses blindés légers est déployé dans le bois des Pins en position centrale comme réserve d’intervention.
La compagnie du 17ème Génie parachutiste du capitaine Sanichan est incluse dans le PC du 21ème RIMA. Mon PC ainsi qu’une partie de l’élément de commandement et de soutien immédiat (ECSI) du colonel Cler et le détachement prévôtal (5 gendarmes) sont implantés à la Résidence des Pins. Le reste de l’ECSI est réparti entre le port et l’hippodrome distants de plusieurs kilomètres. Notre dispositif ressemble plus à l’implantation d’une police municipale qu’à un déploiement de forces opérationnelles. Les postes sont englués dans le tissu urbain. L’un par exemple est implanté dans une école du quartier chrétien, l’autre dans une boucherie du quartier palestinien, un troisième dans la carcasse de béton d’un gratte-ciel inachevé en bord de mer. Leur effectif varie du groupe de combat ( à la section (35). Seul le REC est regroupé avec tous ses escadrons, sous la tente, dans ce qui reste du Bois des Pins déchiqueté par l’artillerie israélienne lors des combats de 1982. Quant à mon état-major, il prend possession de la Résidence des Pins en bordure de l’hippodrome. Ce prestigieux bâtiment de style mauresque, construit au cœur de la ville, a été longtemps le lieu de rendez-vous le plus huppé de tout Beyrouth. Le Général Gouraud y exerça, au nom de la France, le mandat de la SDN sur le Liban. A la proclamation de l’indépendance par le Général Catroux, en 1941, il devint la résidence de notre ambassadeur. Au cœur des combats de 1982, percé de toutes parts par les obus, l’édifice menace ruine. Sa façade "est" est au bord de l’effondrement. Petite aubaine il reste encore, à l’intérieur, quelque mobilier de grande époque : une table monumentale en chêne massif, quelques fauteuils, un canapé et un piano à queue !
A leur arrivée, sous un beau soleil méditerranéen de printemps, Marsouins et légionnaires de la 31ème Brigade découvrent une ville où, à quelques immeubles près, il n’existe pas un décimètre carré de béton sans impact de balles ou d’éclats d’obus et de bombes. La grande place, la place des canons, baptisée place des martyrs, cœur de la vie beyroutine avant la guerre, n’est plus qu’un terrain vague couvert d’herbes folles, hérissé de barricades et de lampadaires tordus, un dédale de fortifications fait de remblais en sacs de sable dégorgeant leur terre rouge et de carcasses de véhicules calcinés. Les tirs d’artillerie qui s’étaient abattus sur la ville début mai, ont cessé. Les rues sont grouillantes d’activité. Nos patrouilles en jeep s’enlisent dans une circulation particulièrement dense, ce qui affecte sérieusement leur capacité d’intervention. Qu‘importe elles montrent la présence française et c’est l’essentiel. L’esprit de la mission ne vise-t-il pas à créer et maintenir la confiance des populations ? Pourtant je prends conscience de la vanité (et de la vulnérabilité) de cet affichage dès lors que je ne dispose pas de pouvoirs de police dans ma zone où plastronnent, dans leurs bastions, des miliciens armés jusqu’aux dents.
Or ce dimanche 6 juin, comme le titrent les journaux, "A Beyrouth comme en montagne, dimanche très calme marqué par la ruée paisible des beyrouthins vers les plages et les fêtes sportives". Seul le Chouf et le réduits Chrétien font l’objet d’échanges sporadiques de tirs d’artillerie. Les Israéliens se préparent à évacuer leurs positions dans la montagne d’Aley. Les Druzes de Joumblatt s’agitent. Bref, l’illusion d’une situation paisible. Le 6 juillet, la brigade paye son premier tribut à la tragédie libanaise. Notre mission "de faciliter le retour à la paix" comporte, en effet, un volet particulièrement dangereux : le déminage et la destruction des carcasses de bâtiments menaçant ruines à la suite des bombardements afin de permettre à la population la reprise d’une activité normale. Ce jour là, une équipe du 17ème RGP est ensevelie sous les décombres de l’immeubles à détruire. Il s’écroule brusquement alors qu’elle pose les explosifs pour le faire "imploser". Jamais il ne sera assez témoigné de l’admirable, minutieux et périlleux travail effectué par les sapeurs de ce régiment de génie d’assaut. Sous la dynamique impulsion du Lieutenant-colonel Sahler, commandant en second du 17ème RGP et mon adjoint "génie", tous les jours ils fouillent, cherchent, déminent, détruisent au péril de leur vie avec cette modestie de comportement et ce sang froid qui est l’apanage des "pros". Leur mission dite de "dépollution" a été, certainement, la plus positive contribution que la FMSB ait apportée aux habitants de Beyrouth dans le domaine de la sécurité car seul le contingent français disposait d’une telle unité. Cela fait honneur à la France.
Je perds ce jour là, avec une profonde tristesse, six de mes compagnons d’armes. Le plus âgé a 25 ans. Le 16 juillet, un incident grave oppose l’armée libanaise aux forces chiites d’Amal. Trois de nos postes sont au cœur des affrontements. Notre mission leur interdit d’intervenir. Avec sang froid, ils récoltent leur lot de projectiles et de balles perdues, fruits d’une indescriptible indiscipline de feu des deux adversaires. Vers 19 heures le calme revient…… fautes de munitions ! Cela promet de l’ambiance dans notre zone si ce type d’incident se renouvelle ! La presse locale ne partage pas ce point de vue. Le lendemain, elle titre en gros : "UNE EXPERIENCE REUSSIE : l’armée démontre sa capacité à maintenir l’ordre".
Pour ma part j’en conclu qu’il est urgent de participer à l’instruction de l’armée libanaise. Celle-ci est dans les seules mains des 150 conseillers militaires américains. J’estime que la France a aussi un rôle à jouer dans ce domaine compte tenu de ses liens historiques avec le Liban. Cela m’apparaît être d’ailleurs la meilleure contribution que nous puissions apporter à la «restauration de la souveraineté» de ce pays, terme qui constitue le deuxième volet de notre mission.
Le 21ème de Marine sera chargé de la formation des tireurs mortiers et missiles, le 2ème Etrangers de la formation héliportée. J’en arrête les modalités avec le Général Tannous, Commandant l’armée libanaise puis en rend compte à l’EMA.
Pendant un mois et demi, par période de 15 jours, une compagnie de chacun des régiments va ainsi "s’aérer" dans les centres d’entraînements de l’armé libanaise en instruisant cadres et troupe. Marsouins et légionnaires, pratiquant la technique du binômage, se donnent à fond à cette nouvelle tâche avec la conscience de faire œuvre utile. C’est ainsi qu’il peut être mis au crédit de la France la création des commandos héliportés de cette armée. Pendant leur très brève existence, ils vont se révéler en être le noyau dur et disparaître pour cette même raison. La première victime en sera leur chef, un colonel druze, dont l’hélicoptère sera saboté et s’écrasera, dans le Chouf, lors du premier engagement d’envergure de ces commandos. Sur cette armée, le jugement le plus lucide était porté par mon adjoint génie, le colonel Sahler dans un rapport que j’avais demandé à chacun de mes commandants d’unités : "dans sa composante actuelle confessionnaliste une majorité d’officiers chrétiens, de soldats et de sous-officiers chiites avec comme détonateurs quelques druzes, l’armée libanaise est une véritable bombe à retardement, elle ne peut qu’exploser". L’avenir, hélas pour le Liban, lui donnera rapidement raison.
J’ai pourtant de l’estime pour le général Ibrahim Tannous qui la commande depuis décembre 1982. Véritable soldat, il a la volonté de faire de son armée un solide outil de combat mais surtout le creuset de la nation libanaise. Sous son impulsion, les effectifs passeront en 6 mois de 18 000 à 37 000 hommes et l’entraînement sera accéléré. En juillet, trois brigades seront déclarées opérationnelles soit 10 000 hommes. Mais le vers est dans le fruit. Pour respecter le pacte confessionnel, la répartition des postes et des fonctions au sein de l’état-major général et du commandement des brigades est faite sans égard à la capacité des titulaires et à leur loyalisme. Outre le confessionnalisme, cette armée possède aussi une autre grave faiblesse. Elle n’a pas un corps de sous-officiers digne de ce nom. Or c’est celui-ci qui constitue la colonne vertébrale d’une armée.
Le 18 juillet, compte tenu du risque de plus en plus évident de dégradation de la situation dans la zone, je décide de résoudre un problème sérieux de sécurité, interne à la force et pendant depuis plusieurs mois. Et voici la raison. Lors du passage de consignes entre nos deux contingents, le général Datin me fait part de ses inquiétudes majeures. Le stockage des munitions et des explosifs qui s’est réalisé au fur et à mesure de leur arrivée, par alignement des containers sur le port, sans tenir compte de la classe de chaque lot, constitue une véritable chaîne pyrotechnique. En un mot, si l’un des containers est touché par un obus : TOUT SAUTE ! Ce risque est d’autant plus probable que la zone de ce stockage est située au pied de la caserne de la Quarantaine des "forces libanaises", cible potentielle des tirs de l’artillerie syro-islamiste.
Mon camarade, le général Angioni, commandant le contingent italien, qui dispose d’un dépôt de munitions, m’offre d’entreposer nos explosifs dans des conditions réglementaires. Mais voilà, il faut faire transiter sur 6 km, en plein Beyrouth-Ouest où les milices sont surarmées et surexcitées, 13 tonnes d’explosifs. Ne disposant d’aucun pouvoir de police dans ma zone, je ne peux prendre aucune mesure de sécurité de "voierie". Il me reste donc le choix entre nos deux formules : le petit convoi fortement escorté mais dans ce cas je "signale" l’importance du transport qui malgré l’escorte reste à la merci d’un coup de lance-roquettes ; ou bien la formule du transport banalisé fondu dans la circulation à intervalle d’une demi-heure entre les trois camions mais dans ce cas tout repose sur le secret. J’opte pour cette dernière formule. Seules la section du 21ème basée sur le port, et la section de protection chargée d’assurer le jalonnement "transmission" seront dans le secret. A 11 heures, les 13 tonnes d’explosifs sont à l’abri. J’ai perdu 1 kg en sueurs froides ! Je me demande encore à quoi aurait pu servir un tel tonnage d’explosifs pour notre contingent ! Certes nous en consommons quelques centaines de kilos pour la mission "dépollution", mais 13 tonnes ! Par contre le contingent ne dispose pas de gilet pare-balles dignes de ce nom. L’expression des besoins logistiques d’une force doit demeurer de la compétence du chef responsable sur le terrain.
À partir du 20 juillet, la situation générale se dégrade sérieusement entre les milices chrétiennes et islamo-progressistes. Les tirs d’artillerie frappent Beyrouth-Est (chrétien), l’aéroport, les cantonnements de l’armée libanaise. Les voitures piégées refont leur apparition dans notre zone (4 du 22 au 30 juillet). Le 6 août, l’ambassade de France est la cible de roquettes anti-chars (RPG7). Dans le Chouf, on se massacre férocement entre chrétiens et druzes. A partir du 22 août, les faubourgs Est et Sud de Beyrouth sont pilonnés par l’artillerie syro-islamiste. La sécurité physique de la population civile qui devait être assurée "en prévenant affrontements et exactions par une interposition menée systématiquement avec un élément même restreint de l’armée libanaise et sans perdre parti" (termes mêmes de la mission), n’a plus de sens. L’origine de l’insécurité physique des populations réside désormais, pour l’essentiel, dans des bombardements dont la source se situe dans la montagne du Chouf, hors de la zone objet du mandat de la FMSB. Face à cette menace, nous ne pouvons que compter les coups et rendre compte ! Rapidement une telle attitude, inévitablement passive, va nous discréditer auprès d’une population civile qui chaque jour compte ses morts. Seuls les Palestiniens de Sabra et Chatila considèrent encore la FMSB comme un gage de sécurité. Encore faudrait-il, si nous appliquons à la lettre la mission, que l’armée libanaise agisse à nos côtés en cas de besoin. Il n’y a rien de moins sûr. La preuve nous en sera fournie rapidement.
Au moment où ma brigade relevait le contingent de la 9ème DIMA, la mission d’assurer cette sécurité de la population civile de Beyrouth impliquait donc raisonnablement un redéploiement de la FMSB dans le Chouf où une quarantaine de batteries d’artillerie (250 canons) étaient positionnées avec comme objectif n° 1 (à vue directe) : BEYROUTH. L’état-major des armées, alerté sur cette situation (lettre personnelle au général Lacaze), en était convaincu. Par contre les "Relations extérieures" s’en tenant à la lettre de mandat, y étaient hostiles si j’en juge par le rappel à l’ordre qui me fut adressé directement par le "Quai" pour avoir assisté à une réunion avec les américains, ayant pour thème cet éventuel redéploiement. Position "irresponsable" qui allait condamner la FMSB à l’inertie au prix d’un lourd impôt du sang. Cette distorsion d’appréciation de la situation entre diplomates et militaires montrait le poids prépondérant, à l’époque, des affaires étrangères dans le processus des décisions politiques de gestion de crise. Elle soulignait aussi les insuffisances de sa cellule de crise en matière d’expertise opérationnelle domaine de compétence du militaire. Il faudra attendre 10 ans encore (1993) pour que le CEMA soit inclus dans la procédure décisionnelle de gestion de crise.
Le 26 août, vers minuit, le PC de la Brigade, à la résidence des Pins est la cible de 4 tirs de roquettes. L’une explose dans un arbre à proximité d’un groupe de combat logé sous tente. Les autres tirées trop en hauteur se perdent dans les Bois des Pins. Pas de dégât, ni de victime, mais un avertissement sérieux : le contingent français devient une cible. Compte tenu de cette agression directe, je m’estime désormais en état légitime défense (seul cas ou je suis autorisé à employer la force avec "ouverture du feu proportionnel au niveau de l’agression"). Je donne des instructions en conséquence à mes unités leur laissant la liberté d’appréciation des moyens en fonction du risque encouru par leurs hommes et du "message" à délivrer dans le jeu de la dissuasion. Ces instructions seront judicieusement appliquées. Le 29 à 23h15, alors que nos adversaires veulent rééditer leur coup de tir de roquettes sur la Résidence, la réplique est immédiate et pour eux définitive. Mais cela ne règle pas le problème de l’insécurité dans la zone. Les "snipers" refont leur apparition. Leurs repaires sont parfaitement localisés. Assurer la sécurité physique de la population implique désormais non pas de maintenir la paix par interposition mais de rétablir par imposition. Or, le rétablissement de la paix est une action de force. Ma mission comme mes moyens me l’interdisent. Il faut aussi se prémunir contre les tirs d’artillerie. Dans ce domaine la brigade ne dispose d’aucun moyen pour faire valoir sa légitime défense. Elle ne peut faire que le dos rond. Seuls les "Marines" disposent d’une batterie de 155. Mais la FMSB est d’abord inter-étatique ! Aussi depuis début août mes demandes de sacs à sables vers l’EMA s’accélèrent à tel point que je suis crédité du surnom de "général sac à sable" dans les couloirs de ce temple de la "souveraineté" militaire. En effet, j’en ai commandé beaucoup, certainement plusieurs dizaines de milliers (un emplacement de guetteur en consomme déjà de 3 à 400 sacs), et j’ai eu raison. Mais là j’anticipe.
Le 28 août, le poste Béatrice, (nous avons baptisé tous nos postes de prénoms féminins) se trouve au centre de la tourmente. L’armée libanaise, qui tente de rétablir la souveraineté de l’Etat sur Beyrouth-Ouest, et les forces "Amal" vont s’affronter dans son secteur de 1h du matin jusqu’à midi. Vers 6h c’est le poste Elise, situé au carrefour de Chatila qui se trouve au cœur de violents combats. A 18 h, le poste Mireille situé dans Chatila est pris pour cible par la milice "morabitoun" (sunniste) à partir d’immeubles proches. Riposte immédiate à la mitrailleuse de 12,7.
Le tir adverse cesse et ne reprendra plus jusqu’à notre départ. Les Marines US et les Italiens sont aussi pris à partie (2 tués et 6 blessés du côté US- 1 blessé côté Italien). De 14h à 18h, un obus tombe toutes les 30 secondes sur Beyrouth-est (chrétien), sur la Présidence et sur l’E.M de l’armée libanaise. Les 6000 hommes de la FMSB deviennent désormais à la fois cibles et otages des parties en conflit. Et "l’interposition" n’a plus de sens dès lors que l’armée libanaise est l’une des parties en cause.
Ainsi en quelques jours va être administrée la preuve de l’incapacité de cette force multinationale à maintenir la paix dans la ville. Elle est de plus en plus considérée par la population comme une force d'occupation dont la seule fonction consiste à s’auto protéger.
Pourquoi cette posture humiliante ? Parce que la situation présente ne correspond plus à celle qui a présidé à son déploiement. La mission du contingent comme son dispositif et ses moyens sont désormais totalement inadaptés. Une situation de crise n’est jamais figée. Elle évolue toujours sur le terrain et sa gestion implique des modes d’action en constante adaptation. Mais faute de disposer, dans le processus décisionnel au plus au niveau de l’Etat, d’un instrument (ou d’une structure) capable d’analyser la situation politico-militaire, aucune adaptation (mission-moyens) ne sera réalisée pendant toute la durée de la présence du contingent français à Beyrouth.
Le 30 août, Beyrouth est en guerre civile ouverte.
Dès 5 heures, de violents affrontements entre Amal (milice chiite) et l’armée libanaise éclatent autour du poste Elise que l’un comme l’autre des adversaires utilise comme bouclier selon le va-et-vient du combat. Autre dérive de l’interposition ?
A 7 heures, un véhicule citerne du 2ème Etranger est tiré à bout portant au lance roquette par la milice Amal (chiite). Bilan 1 mort et 2 blessés très graves ; l’un sera amputé des 2 jambes.
A 8h00, une dizaine de soldats de l’armée libanaise malmenés par "Amal"se réfugient dans le poste Charlotte. Le capitaine chef de poste impose un cessez-le-feu local en prenant d’énormes risques personnels.
A 12h00, le colonel de la Presle, à la tête d’un peloton d’automitrailleuses de son régiment récupère le corps du légionnaire tué, coincé dans le camion citerne. Il exige la restitution de l’armement et du matériel radio. "Amal" s’exécute immédiatement devant notre détermination.
A 17h00 une rafale de mortier de 120mm s’abat sur la chancellerie de l’ambassade de France. Bilan 4 tués dont 2 légionnaires du 2ème REI et 4 blessés graves dont 2 légionnaires. Je prescris une enquête immédiate sur l’origine du tir. Le groupe de mortiers est rapidement repéré. Il appartient à la 6ème Brigade de l’armée libanaise, brigade chiite, installée dans Beyrouth-Ouest. L’officier responsable ne fait aucune difficulté pour nous livrer les éléments de tir qu’il a reçus. Pas d’erreur possible l’objectif était bien la chancellerie. J’en avise immédiatement par message, le CEMA, le général Lacaze ainsi que l’ambassadeur pour qu’il en informe en urgence le "Quai". A ce dernier j’ajoute sur un carton : "l’enquête accuse formellement une brigade de l’armée libanaise". Il en rend compte le soir même à son ministre.
Qu’elle n’est pas ma surprise et mon amertume de découvrir la presse française du 31 août titrant : "les roquettes(sic) ne visaient pas notre ambassade" (le matin) : "La France n’est pas visée" (Libération) avec l’un comme l’autre le même commentaire attribué au "Quai" : "il y a eu des contacts pénibles et violents aujourd’hui dans la ville de Beyrouth (…) Il se trouve que ces combats ont eu lieu juste en face des bureaux de notre ambassade. Une ou deux roquettes sont venues taper de plein fouet dans une partie du bâtiment de l’ambassade où se trouvait le détachement de sécurité. Ces roquettes ne nous étaient pas destinées. Ce n’était pas une attaque contre l’ambassade". La gestion des crises implique-t-elles contre-vérité ? Je m’en explique avec mon ambassadeur et note que la communauté de vue diplomatie-défense existe sur le terrain. Celle-ci est un facteur primordial dans l’exécution d’une mission du type maintien de la paix. Il apparaît qu’il n’en est pas de même à l’échelon central, phénomène que j’avais déjà constaté lors de ma précédente affectation au cabinet du Ministre de la Défense et que je viens d’évoquer à propos du déploiement de la FMSB. L’autorité politique nationale en charge de la crise "chaude" doit être de niveau interministériel car sa gestion impose toujours l’action coordonnée et bien souvent simultanée des diplomates et des forces armées. Il manquait, au niveau gouvernemental, comme je l’évoquais plus haut, l’équivalent du Conseil National de Sécurité américain.
Le 31 août met un point d’orgue douloureux à cette affirmation que la France n’est pas visée :
•A 1h00 du matin une rafale de 25 roquettes "Grad" s’abat sur le poste Béatrice tenu par le peloton du 21ème RIMA. Par miracle il n’y a aucune victime, mais tous les blindés sont hors service.
•Toute la nuit 2500 obus s’abattent sur le secteur français de Beyrouth. 30 de nos 36 postes sont touchés ou encadrés de près (moins de 50 m). Dieu merci, les sacs de sable ont été efficaces ! Je fais recenser les coups ayant atteint nos postes. Le record est détenu par le poste Béatrice avec 31 coups, suivi de très près par le poste Isabelle du 2ème REI avec 26 coups.
•A 5h00, quatre brigades de l’armée libanaise pénètrent en force dans Beyrouth-Ouest. C’est un déluge de feu d’armes lourdes et légères d’infanterie. Les blindés "Saladin" tirent au canon tous azimuts. A 5h30, le sergent-chef Colombo du 2ème RIMA est tué par une balle perdue dans l’enceinte de la résidence des Pins. En fin de journée, l’armée libanaise a réussi à reprendre, par le feu, le contrôle de la zone Nord de Beyrouth-Ouest tenue par les milices islamo-progressites. Par contre elle n’a plus de munitions. Le général Tannous m’adresse une demande pressante et imposante d’obus de 90 mm. L’EMA me donne l’ordre de la satisfaire en partie.
Face à l’offensive de l’armée libanaise (dont le fer de lance est constitué par 2 brigades "maronites") tout le secteur islamique de Beyrouth s’est embrasé. Nous sommes désormais dans le scénario de guerre civile avec ses conséquences imprévisibles. La FMSB s’est mise à l’abri. Elle est devenue inerte par impartialité. Dès lors que notre mission nous condamne à être tactiquement inopérant, notre situation va continuer à tragiquement se dégrader. Elle va même conduire la France et les Etats-Unis à renforcer leur dispositif naval pour assurer la protection de leur contingent. De "protecteur" nous devenons "protégés" ! L’amiral Klotz à la tête d’un groupe aéronaval croise au large de Beyrouth. Par défaut de moyens de communications interarmées, nous décidons d’un élément de liaison apte au guidage aérien qui s’intègre à mon PC.
Le 6 septembre, le contingent US est pilonné par l’artillerie ; bilan 2 morts et 2 blessés. Le poste Michèle du 2ème REI est la cible d’un tir de mortier. 1 sous-officier est blessé.
Le 7 septembre à 5h00 du matin, 4 coups d’artillerie s’abattent sur le poste Martine ; 4 légionnaires sont blessés. De 7h00 à 11h00, la Résidence des Pins où se trouve le PC de la brigade, est la cible de l’artillerie déployée en zone syrienne. A 9h00 le Lieutenant-colonel Sahler, mon adjoint Génie, et le caporal Poux du 17ème RGP sont déchiquetés par un obus. Le caporal Emerton du 2ème RIMA est grièvement blessé. Je prends douloureusement conscience de l’inutilité de notre mission sur cette terre déchirée. Combien vais-je encore perdre de compagnons d’armes et surtout pourquoi ?
A 9h30, je demande à l’amiral Klotz, qui à sa marque à bord du porte-avions "Clémenceau", de faire effectuer par l’aviation embarquée une sortie d’intimidation, à très basse altitude sur la région de Beyrouth. Deux "super-étendart" accompliront cette mission de 11h00 à 11h45. C’est une première. Aucune démonstration aérienne étrangère n’a encore eu lieu dans cette zone. Les tirs cessent immédiatement. La mise en œuvre de l’arme aérienne a constitué un message fort dans le jeu de la dissuasion.
A 11h30, l’officier de renseignement du 2ème REI me rend compte que Nabhi Berri, chef des forces AMAL (chiites) vient de lui faire remettre le calque de l’implantation de ses batteries dans le Chouf afin de m’apporter la preuve que ce ne sont pas elles qui tirent sur le contingent français ! Nous avons montré la force. La dissuasion a joué, ce fut malheureusement la seule fois.
L’EMA, nous rappelle toutefois, l’un comme l’autre, à l’ordre pour l’engagement des moyens aériens qui sont de son ressort. Le règlement opérationnel d’un incident grave pose toujours le problème de l’initiative laissée au commandement sur zone dans ce type de situation d’urgence où il s’agit, certes, de gérer une crise mais aussi de protéger ses soldats. Et dans ce cas l’urgence et le "terrain" commandent.
Dans le même temps, l’antenne chirurgicale, installée dans les caves de la Résidence, est saturée : 5 blessés dont 2 graves sont à opérer d’urgence alors que les coups de l’artillerie (32 au total) continuent à "pleuvoir" autour du PC. Cette antenne, sous l’autorité du médecin en chef Jean-claude Latouche, chirurgien, assisté du médecin principal Patrick Bertram, chirurgien, et du médecin principal Jean-marc Meudec, anesthésiste, fit des miracles sur nos 42 blessés. Je les revois encore, suant à grosses gouttes, opérer pendant 7 heures le légionnaire Dormier, perforé de toutes parts, et ensuite remplir des sacs de sable afin de renforcer la sécurité de l’antenne. Pour faire face aux besoins en sang qu’impose une telle situation, la brigade va être conduite à gérer les "donneurs" du plus loin au plus près de l’antenne selon la densité de "ferraille" du moment circulant dans la zone. Dans le domaine paramédical, la brigade bénéficie aussi d’une première. Elle dispose d’un élément de 8 personnels féminins du célèbre DIPF (Détachement d’Intervention Parachutiste Féminin) à la création duquel j’avais participé au cabinet de Charles Hernu.
Elles furent admirables mais leur place n’était pas sous les coups de 152, situation de crise "chaude" à laquelle elles n’étaient pas préparées. Le 12 septembre, je profite d’une accalmie pour les faire rapatrier sur le pétrolier-ravitalleur la Rance. En mer, elles m’adressent un télégramme : "Au revoir et merci, mon général".
La brigade va rétracter son dispositif sur une quinzaine de postes jusqu’à sa relève par un contingent de la 11ème Division Parachutiste, fin septembre, elle va vivre "le dos rond" au rythme des tirs d’artillerie qui se concentrent sur Beyrouth-Sud et l’aéroport, alors que se poursuivent les affrontements entre l’armée libanaise et les milices islamistes dans la zone des camps palestiniens. Huit des siens vont encore être blessés. Depuis la reprise des bombardements sur Beyrouth, au mois d’août, près de 400 obus sont tombés dans ou à proximité de nos postes. Le 22 septembre une rafale de 152 mm s’abat sur le cantonnement du 1er REC ; bilan : 4 blessés dont 2 graves.
La France décide de riposter. Je choisis l’objectif sur un lot de photographies aériennes : une batterie située dans le Haut-Men dans le secteur syrien. Un raid de 8 appareils est lancé. La batterie sera pratiquement entièrement détruite. La presse libanaise titre en gros : "Première riposte d’envergure des Forces Françaises". Nous suivons en cela les USA dont les navires canonnent journellement, depuis le 10 septembre, les positions druzes du Chouf, sans grand résultat d’ailleurs. Même le cuirassé "New-Jersey" vieux rescapé de la guerre 10/45, qui, avec ses canons de 420 mm, expédie pourtant d’énormes obus déchirant l’air comme un TGV au-dessus de Beyrouth !
Le 23 septembre, le 2ème Etranger commence son embarquement alors que débarquent les premiers éléments de la 11ème DP.
Le 21ème de Marine constituera l’élément postcurseur de la brigade. Il quittera Beyrouth fin septembre. Le général Cann, mon successeur, est arrivé depuis quelque jours, en pleine tourmente. Alors que nous effectuons ensemble nos visites protocolaires à la Présidence et au Ministère de la Défense, nous devons à plusieurs reprises faire un gym kana d’itinéraires pour éviter les tirs d’artillerie. Revivant mon passage de consignes "paisible" avec le général Datin, je mesure le degré de dégradation de la situation en quelque mois, en un mot l’ECHEC de notre mission de Force de Paix.
Toutefois pour mes chefs de corps, leurs commandants de compagnie et chefs de section, Beyrouth fut un exceptionnel champ d’expérience où leurs hommes révélèrent leur trempe de solides soldats. Un grand nombre d’entre eux eurent à régler en extrême urgence des situations insolites dans un contexte périlleux auxquelles aucune école militaire ne les avaient préparées. Ils les maîtrisèrent avec un sens de l’initiative, une sûreté de jugement, une présence d’esprit et un souci constant de la vie de leurs hommes et de l’honneur de nos armes qui forcèrent souvent mon admiration et me remplir de fierté. Ce type de mission mit en évidence la nécessité pour chaque échelon de commandement de laisser la plus grande marge d’initiative aux échelons subordonnés. Ils sont en effet les seuls en mesure de répondre avec succès aux situations d’urgence de leur niveau. Et maintenir la paix entre des "irréductibles" c’est traiter en permanence des situations d’urgence !
Le 27 septembre, j’embarque sur le porte-avions "Clémenceau" vers la France avec le sentiment d’avoir accompli la mission la plus difficile et malheureusement la plus inutile et la plus douloureuse de ma carrière. La brigade a perdu 16 des siens ; 42 autres vivent encore aujourd’hui dans leur chair les séquelles douloureuses de cette période.
Quelles sont les causes de cet échec du point de vue de l’exécutant que je fus ?
Au niveau politique elles résident dans :
•des divergences sur l’interprétation du mandat entre les nations participantes (traduisant une divergence des buts politiques poursuivis) avec pour conséquence une absence de coordination des moyens militaires sur le terrain y compris l’armée libanaise,
•un manque d’expertise opérationnelle dans le processus décisionnel national faute d’y voir associer l’autorité militaire seule en mesure de proposer des modes d’action et d’évaluer les risques afférents,
•le poids excessif des "affaires étrangères" dans la gestion de la crise sur le terrain, celle-ci requiert certes une combinaison d’actions diplomatiques et militaires mais chacun doit conserver son domaine propre de compétence.
Au niveau de l’exécution, elles sont nombreuses. Voici les plus importantes à mon sens. D’abord la notion d’interposition, qui n’est qu’une simple posture (souvent statique) de séparation entre les belligérants. Si elle est une mission concevable dans le cas d’un conflit entre Etats, elle est par contre une mission impossible dans une guerre civile où l’affrontement milices de tous bords ne reconnaissant comme seule autorité que leur chef direct dont l’intérêt est d’entretenir la crise.La mission d’une force de paix, dans ce cas, n’est plus de maintenir la paix mais de l’imposer avec une composante militaire respectée en tant que telle par les protagonistes, c’est-à-dire combinant le dispositif et les moyens qui la place dans une posture en mesure de dissuader tout troublions de reprendre les hostilités. Nous étions loin de cette configuration avec un contingent éclaté sur une trentaine de points. Et que représentaient les 6000 hommes de la FMSB dans cette métropole de plus d’un million d’habitants, au milieu de plusieurs dizaines de milliers "d’excités", armés jusqu’aux dents, bénéficiant de quartiers sanctuaires et disposant d’exceptionnels réseaux de renseignements ?
Cette notion d’interposition n’a d’ailleurs rapidement plus eu aucun sens dès lors qu’une des parties en cause était l’armée libanaise, tentant de rétablir la souveraineté de l’Etat. La FMSB n’aurait-elle pas dû, alors "épauler" cette armée puisque le second volet de sa mission comporterait le rétablissement de cette souveraineté ?
Ensuite les restrictions imposées par le concept onusien de l’emploi de la force qui présidait à cette intervention :
•une zone d’action trop strictement limitée sans référence aux menaces,
•pas d’armes lourdes alors que la menace principale provenait des 40 batteries d’artillerie positionnées dans le Chouf avec comme objectif unique Beyrouth,
•pas d’utilisation de la force hors la légitime défense, contrainte qui confère toujours l’initiative au semeur de trouble.
Enfin, l’absence d’un cadre juridique dans lequel aurait dû s’inscrire l’action de la FMSB pour la légitimer (tant vis-à-vis de la population libanaise que de la communauté internationale) et lui conférer, en particulier les pouvoirs de la police que requérait sa mission de rétablissement de la sécurité au sein d’une ville de plus d’un million d’habitants, dont la densité atteignait 10 à 20000 habitants au km2 selon les quartiers. Dans ce contexte, maintenir la paix c’est d’abord maintenir l’ordre c’est-à-dire disposer de pouvoirs de police. Ce cadre juridique a aussi l’avantage d’éviter les dérives pénalistes dont sont parfois victimes, dans la résolution de ce type de crise, certains officiers.
Gal Jean-claude COULLON
Source : Centre de Doctrine d'emploi des Forces (CDEF)