Voici le temoignage de cet officier:
1967-1969 Périple en Polynésie
J’arrivai en Polynésie le 28 mars 1967, débarquant à l’aéroport de Faaa à 2h30 du matin après un vol de 34 heures qui m’avait fait passer par Paris- Athènes- Beyrouth- Téhéran –Karachi- Singapour -Djakarta -Colombo -Nouméa -Nandi –Papeete, avec champagne à chaque redécollage (Merci UTA) et 11 heures de décalage horaire. C’est à peine si je me souvenais encore de mon nom… Heureusement, celui que je venais remplacer m’attendais à l’aéroport.
Je rejoignis le 5ème Régiment Mixte du Pacifique quelques heures plus tard, devant me présenter en tenue de parade à 9h devant le colonel Desmaisons[1], Chef de corps. C’était une légende pour les jeunes officiers de ma génération. L’idée de se présenter à lui m’impressionnait beaucoup et je passais le reste de ma nuit à repasser ma tenue pour qu’elle soit parfaitement impeccable et qu’aucun pli [2] ne manque.
Deux jours plus tard je partais pour Mururoa, rejoindre la 1ère compagnie de travaux à laquelle j’étais affecté comme officier technique. C’est sur le tarmac de « Muru » que j’eus mon premier choc. Au pied de l’avion et selon la tradition, j’étais attendu par l’adjudant-chef Schacht, président des sous officiers, et le sous-lieutenant Chabot, plus jeune officier en grade. Ces deux là totalisaient douze citations, deux blessures et toutes les décorations en découlant. J’avais tellement honte de ma poitrine vierge alors que eux, tout naturellement, chargeaient mes bagages dans le véhicule pour rejoindre la compagnie. Je compris vite que je devrai rapidement établir ma légitimité d’une autre façon !
14 juillet 1967, Tahiti. Notre compagnie s’est faite toute belle avant de partir pour quelques aventures “atollesques”. Défilant en tête, j’essaie de paraître le plus digne possible…
L’autre lieutenant s’appelait Delprat, un colosse champion de judo et chuteur de haut vol du 2ème REP. Il avait pour adjoint le sergent-chef Tatarinovich, un polonais du Kenya, engagé à 16 ans avec déjà trois ans d’expérience de chasse aux grands fauves. « Tata » était aussi moniteur parachutiste, ce qui correspond à un nombre de sauts assez impressionnant. À l’arrivée de Delprat au 2ème REP, on raconte que le colonel avait voulu faire preuve d’humour en le nommant chef de la section que Tata commandait par intérim et que la moitié du régiment était caché à proximité du bâtiment pour essayer d’avoir des échos de cette première rencontre. Car nos deux méchants clients – fort gentils par ailleurs – étaient bègues ! (et l’étaient restés…). Depuis ils ne se lâchaient plus !
La mission du 5ème RMP était d’assurer certaines infrastructures pour le Centre d’Expérimentations du Pacifique. Il disposait pour cela de deux compagnies de travaux, purement légionnaires, plus une compagnie d’engins et une compagnie de commandement et de services qui étaient mixtes : Génie, Légion, Matériel. Il y avait alors beaucoup de choses à faire dans le pacifique et les entreprises s’en donnaient à cœur joie, souvent avec des contrats de gré à gré que la direction du Génie ne regardait pas toujours de trop près. Mais quand ça devenait trop dangereux ou trop « rock’n roll », on envoyait les compagnies de légionnaires.
C’est comme ça que notre compagnie partit dans les Tuamotu pour réaliser à Puka Rua et à Réao deux abris anti-retombées. Il s’agissait après chaque tir à Mururoa, d’y enfermer la population de ces atolls le temps que les nuages contaminés passent en direction du Chili. [3]
Ces abris étaient des hangars Panz de 63 mètres par 18, avec un faite à 7 mètres, que l’on entourait d’un mur en béton de 50 cm d’épaisseur pour empêcher une éventuelle irradiation directe. Il y avait un système de surpression intérieure pour éviter à la poussière contaminée d’entrer et un autre système d’arrosage permanent du toit pour éviter que cette même poussière ne s’y accumule. Un gros chantier, mais pas extraordinaire a priori. Sauf si on se souvient qu’on ne pouvait accéder sur l’atoll qu’en baleinière, après franchissement du récif !
Cela signifie qu’on ne pouvait pas décharger d’objet pesant plus de deux tonnes que l’on arrivait à transporter sur des couples de baleinières reliées entre elles par force cordages et grâce à force équilibre… Nous avions en tout et pour tout deux tracteurs agricoles avec une remorque à benne basculante de 2 tonnes, une jeep et une petite chargeuse que nous transportions démontée. Pas de gros engin, pas de grue, rien qui permette la réalisation normale d’un chantier de charpente métallique. Il fallut tout monter à la main avec un poteau métallique de 10 mètres dressé par les hommes et servant ensuite de mât de charge pour hisser la charpente. Ce genre de chantier demande beaucoup de discipline car si les différentes équipes ne tirent pas sur les cordages à la même cadence, l’ensemble peut se déséquilibrer et s’écrouler. Quelle histoire ! Nous avons réussi à monter deux hangars sans accident. Quelle chance !
Après avoir presque totalement réalisé le chantier de Puka Rua, la compagnie commence à préparer le transfert du matériel réutilisable vers Reao, notre prochaine destination. C’est le BDC Chélif qui est chargé de la manœuvre. Le plus lourd sortira par baleinière et le reste en cargo sling, un filet accroché sous un hélicoptère. Cette seconde façon de faire est beaucoup plus rapide mais, si le vent se lève ou si l’hélicoptère fait une fausse manœuvre qui donne trop de ballant à la charge, il devra la larguer dans l’océan pour ne pas se laisser entrainer dans la chute…
Au cours des mois précédents, nous avons eu la visite de l’Oiseau des îles. Il semble bien qu’en plus des marchandises il ait aussi débarqué des personnes dont certaines vont ultérieurement s’avérer être les amies de certains sous-officiers de la compagnie, en particulier celle de leur président, l’adjudant-chef Schacht, surnommé Rex.
Le 20 novembre 1967 au matin, tout est pratiquement chargé. Il ne reste plus que deux caisses – une grande et une moyenne - que des légionnaires apportent à bout de bras au dernier moment et avec beaucoup trop de soins, me semble-t-il. Étant moi-même sur la plage – car ces opérations sont de mon ressort – je suis tout aussi surpris de voir le grand intérêt que Rex et deux de ses adjoints portent à l’opération alors qu’ils s’en sont notoirement désintéressé jusque là. Je pose une question pour la forme, à mille lieues de me douter de la réalité. Je reçois une réponse qu’après coup je trouverai alambiquée mais qui, sur le moment, compte-tenu de la précipitation dans laquelle nous vivons, me satisfait. Les deux caisses sont placées dans le filet et l’hélicoptère fait son dernier voyage.
La vérité éclatera la nuit suivante quand les sakos du bord entendront des bruits suspects dans la cale et verront sortir deux femmes d’une grande caisse et une autre d’une caisse plus petite, au grand soulagement de trois sous-officiers de Légion. On imagine tout à la fois le scandale mais aussi la gloire que cette histoire apportera à notre compagnie et à ses principaux auteurs.
Ainsi va la légion. On fait tous les jours des choses extraordinaires et, de temps en temps, une connerie qui est à la hauteur du reste.
La mission de Réao se déroulera comme celle de Puka Rua, mais avec plus de difficultés car une partie de l’encadrement a changé, en particulier le capitaine, les deux lieutenants et le médecin. Je réalise la chance que j’ai eu de connaître la première équipe lorsque les premières difficultés apparaissent entre tous ces nouveaux et moi, « l’ancien » qui a déjà vu beaucoup de choses mais reste le plus jeune en grade. Les logiques militaires sont parfois assez improductives….
Mais la mission sera réalisée et la compagnie repartira ensuite sur Papeete d’où elle retournera ensuite à Mururoa.